L’Opéra d’Alger Boualem-Bessaïh a vibré, jeudi soir, au rythme profond et raffiné du malouf constantinois, porté par la voix passionnée et l’énergie généreuse du chanteur Abbas Righi.
Pour cette deuxième saison de « Qaâdat Ksentina », le public, venu nombreux, a été transporté dans une immersion musicale rare, où la tradition, la virtuosité et l’émotion se sont harmonieusement entremêlées pour donner naissance à un spectacle d’une intensité remarquable.
L’ouverture de la soirée a été marquée par un moment fort de recueillement. L’artiste et son orchestre, dans une salle entièrement debout, ont observé une minute de silence à la mémoire de deux grandes figures du patrimoine musical algérien : le maître du malouf Cheikh El Hadj Mohamed Khaznadji, disparu à l’âge de 97 ans, et l’emblématique Ahmed Aouabdia, décédé un jour plus tard à 60 ans.
Ce double hommage a conféré au récital une dimension émotionnelle particulière, rappelant la profondeur d’un héritage musical que la nouvelle génération, menée par Righi, s’efforce avec brio de transmettre et de moderniser.
Guidé par le maestro Samir Boukredera, altiste d’exception et directeur musical de la soirée, Abbas Righi a embarqué son public dans une traversée musicale de plus de deux heures, construite autour d’un programme dense en six grands mouvements.
Dès son entrée sur scène, le chanteur n’a pas caché sa joie de retrouver le public algérois, affirmant éprouver un « immense bonheur » de renouer avec une scène qu’il affectionne particulièrement.
Dans un bel esprit d’ouverture, il a d’abord mis en avant trois jeunes chanteurs issus de la nouvelle scène du malouf : Anis Benchefra, Chiheb Kouadri et Sifeddine Torche.
Ces voix montantes ont proposé un enchaînement de chansons traditionnelles, démontrant une maturité artistique prometteuse.
En les présentant ainsi, Righi a tenu à rappeler son engagement indéfectible envers la jeunesse artistique et son désir de les accompagner dans la préservation et l’évolution du patrimoine musical constantinois.
Le cœur du récital a conduit l’assistance dans une succession de paysages sonores modulaires, où les nuances du H’çin, du Zidène, du Sika et du Mezmoum se sont succédé dans un équilibre parfaitement maîtrisé.
Le chanteur a joué avec les modes comme avec les sentiments, revenant subtilement au H’çin et au Sika avant de couronner la soirée par une séquence Aïssaoua qui a plongé la salle dans une euphorie générale.
Cette dernière partie, vibrante et rituelle, a provoqué un véritable déferlement d’énergie : le public s’est levé, a dansé dans les allées, a frappé des mains et a accompagné les rythmes avec une ferveur communicative.
Parmi les pièces interprétées, plusieurs titres emblématiques du répertoire d’Abbas Righi ont été mis à l’honneur, notamment « Ah man nouhibbou ah », « Ahl el hawa wel’djoud » ou encore « Hassibi khella qalbi madjrouh ».
Il a également présenté « Hosn el Habib », extrait de son récent album éponyme, accueilli avec enthousiasme par un public conquis.
D’autres chants populaires comme « Men djek fraktek », « Ah ya rouh en’noufous », « Qalbi mel houb sar mefni » ou encore « Djar âliya del firak » ont été interprétés avec cette sensibilité particulière qui distingue l’intensité vocale du chanteur constantinois.
La richesse de la soirée s’est appuyée sur un orchestre d’une grande finesse.
Les violons, le qanun, le nay et la ghaïta ont dialogué avec les sonorités plus profondes de l’oud, du violoncelle, de la mandoline et de la kouitra.
Les « Nekkaret », avec leurs frappes sèches et ternaires, ont soutenu la pulsation rythmique de ce voyage musical, dessinant dans l’espace sonore toute l’identité du malouf, fièrement portée par les maîtres de Constantine depuis des décennies. La mise en scène a renforcé la magie du concert.
Sous un éclairage feutré, un décor inspiré des demeures traditionnelles constantinoises dévoilait des façades ornées, des rideaux en dentelle et de la dinanderie raffinée.
Suspensions lumineuses, tapisseries, objets artisanaux… autant d’éléments qui ont recréé l’atmosphère intime et authentique des soirées musicales d’antan.
Un écrin visuel qui a sublimé la musique autant qu’il a plongé le public dans un univers chargé d’histoire.
Tout au long du récital, les youyous, les applaudissements nourris, les refrains repris en chœur et la participation spontanée des spectateurs ont témoigné de la connexion profonde entre l’artiste et son public.
Abbas Righi, tout de blanc vêtu, a montré une présence scénique rayonnante, une voix chaude et étoffée, et une énergie communicative qui ont fait de cette soirée un moment suspendu, rare, profondément ancré dans la tradition mais ouvert vers la modernité.
Né en 1984, Abbas Righi s’est passionné pour le malouf dès son plus jeune âge, dans la lignée des grandes écoles musicales d’Algérie, aux côtés de la Sanâa d’Alger et du Gharnati de Tlemcen.
Devenu l’une des figures majeures de sa génération, il compte aujourd’hui plusieurs albums marquants : « Mejrouh » (2010), « Zadni hwak ghram » (2012), « Ama sebba lahbab » (2016), « Salah Bey » (2017), la compilation « Couleurs de Constantine », ainsi que son dernier opus, « Hosn El Habib ».
Porté par le ministère de la Culture et des Arts et orchestré par l’Opéra d’Alger, « Qaâdat Ksentina » a offert une représentation unique, mais dont l’éclat continuera de résonner longtemps dans les mémoires.
Une soirée où le malouf, dans toute sa noblesse, a magnifiquement triomphé.
R.C
